Homélie dimanche 7 février : Avance en eaux profondes
Ça sent le poisson dans l’Evangile d’aujourd’hui ! Cette odeur de poisson me replonge naturellement dans les aventures d’Astérix et Obélix de mon enfance… Tous les éléments étaient réunis pour que cette rencontre entre Jésus et Simon-Pierre finisse comme toutes les rencontres entre Cétautomatix le forgeron et Ordralfabétix le poissonnier qui se querellaient toujours sur la fraicheur du poisson…
Vous imaginez ? Jésus, le fils de Joseph, le charpentier de Nazareth qui se permet de donner une leçon de pêche à Simon-Pierre, ce fils de pécheur, qui connaissait le lac de Génésareth par cœur… c’était son métier depuis toujours. Jésus avait déjà utilisé des marteaux, des scies et des rabots, mais des filets il n’en avait sans doute pas raccommodés beaucoup dans sa vie … Comment Jésus osait-il la ramener devant ce pêcheur expérimenté qui sait très bien qu’on ne pêche pas en pleine journée et qui vient à peine de revenir de toute une nuit de travail qui fut un échec total ? Il devait avoir des cernes jusque par terre. Il avait prévu de revenir avec ses paniers remplis de poissons, mais il revient bredouille, les mains vides… C’est la crise ! Et, pour Simon, cela signifie non seulement ne pas avoir de quoi se nourrir pour la journée et gagner sa croute en revendant le surplus, mais c’est aussi reconnaitre son incapacité, ses faiblesses, ses limites, dans ce qui devait être son domaine de prédilection, là où il était censé exceller …
« Avance au large, et jetez vos filets pour la pêche ». Simon avait donc toutes les raisons pour envoyer son poisson à la figure de Jésus, ou en tout cas, l’envoyer bouler parce qu’il n’avait justement pas de poisson sous la main… Pour qui est-ce qu’il se prend, celui-là? C’est pas lui qui va m’apprendre mon métier ? Et bien non, rien de tout cela ! Avec une délicatesse déconcertante, Simon se laisse interpeler, déranger, bousculer… Non seulement il reconnait son échec, mais il accueille la proposition de Jésus en disant simplement : « Sur ta parole, je vais jeter les filets ». Il a entendu dans la bouche de Jésus « malgré tes échecs, tes nuits obscures, tu es encore capable et je compte sur toi ». Et nous connaissons la suite…
Les filets se remplirent. Devant ce grand mystère de surabondance, Simon tombe à genoux (tiens, donc !) en reconnaissant la grandeur du don et son origine. Simon, comme Isaïe dans la première lecture ou Paul dans la seconde, se reconnait tout petit, indigne, pécheur, face à la bonté, à la surabondance de l’amour de Dieu !
La réaction de Jésus est merveilleuse: il transporte Simon sur un tout autre plan que son identité de pécheur !!! Jésus ne s’attarde pas sur le passé de Simon. Mais Jésus permet à Simon de nommer ce qu’il vit. Et le voilà embarquer vers de nouveaux horizons …
« Désormais ce sont des hommes que tu prendras… » Désormais, tu seras pêcheur d’homme”. Cela ne résonne-t-il pas comme une promesse de succès, comme un défi de propagande et de prosélytisme pour attirer l’adhésion d’un grand nombre de fidèles, et qui finiront par tomber dans leurs filets ? Jésus voudraient-ils faire de Simon, de Jacques, de Jean, de chacun de nous qui désirons être ses disciples, des pêcheurs prêts à prendre tous les hommes dans leurs filets en profitant de leurs échecs, de leur vulnérabilité, de leurs limites ? N’en avons-nous pas déjà beaucoup trop ? Pensons aux groupes qui enrôlent des jeunes en quête d’identité pour en faire des djihadistes convaincus. Pensons à tous les innocents traqués par ceux qui recherchent la richesse ou la puissance. Pensons à tous ceux qui profitent de quelques fausses rumeurs ou de quelques délits vérifiés de migrants pour les enfermer tous dans le même sac. Pensons à toutes les victimes prises dans les filets des manipulations mensongères de la publicité ou de certaines idéologies. Est-ce que Jésus nous invite à former une secte de plus, un camp de recrutement de plus pour faire tomber le plus grand nombre dans ses filets, pour embrigader de force des vies humaines dans sa barque, comme un pêcheur le fait avec son poisson, qui se remue, se débat et finit par capituler, emprisonné dans le filet, avant de terminer dans l’assiette des puissants ?
Non ! C’est à tout autre chose que Jésus invite quand il nous appelle à devenir des « pêcheurs d’hommes ».
Ce sont des paroles qui résonnent comme un avenir prometteur d’une vie en abondance: “Désormais, tu seras pêcheur d’homme”. Tu sortiras des eaux de la mort, des hommes et des femmes pour les ouvrir à la vraie vie. Tu les aideras à mettre la tête hors de l’eau alors qu’ils sont submergés de peurs, d’angoisses, d’inquiétudes, etc … Tu tireras les jeunes de certaines abimes où ils pensent trouver la vie mais où il n’y a souvent que des choix de mort, et tu leur montreras qu’ils sont faits pour un autre horizon, un autre ciel, une autre vie ! Je pense à Jean-Marc Mahy qui viendra témoigner dans notre église le 23 février prochain : après un double-meurtre alors qu’il n’avait pas encore 20 ans, il est passé de l’obscurité de 19 ans en prison à la lumière de la vie en devenant aujourd’hui éducateur et acteur. Chacun est ainsi appelé à sortir la tête hors de l’eau, à émerger de ses échecs et à respirer un grand coup l’air frais de la vie.
Jésus nous rappelle que l’humanité ne se pêche donc pas avec des hameçons qui immobilisent et qui enlèvent la vie, mais avec une barque qui conduit à la vie, qui libère, qui procure de la joie, qui fait se tenir debout et qui accorde une place à chacun. Le filet des pêcheurs d’hommes est ainsi un filet tissé avec les fils de la confiance et de la relation.
Comme Isaïe, comme Paul, comme Simon, Dieu n’a pas besoin de « superpêcheurs », mais il a besoin de toi, de moi… chacun avec nos faiblesses, nos limites, nos manques, notre fatigue de ne pas voir l’aboutissement de nos efforts, avec nos échecs dans notre profession, dans notre santé, dans nos affections, dans nos engagements, … C’est avec tout cela que le Christ a besoin de nous ! Dieu nous rejoint toujours à la fin d’une nuit infructueuse, quand on est en plein tunnel, au pire moment qu’on pouvait imaginer. Qui n’a jamais connu ces longues nuits stériles, ces nuits obscures de l’âme, ces nuits dans sa vie personnelle, dans son travail, dans son couple, dans sa famille, dans sa communauté, où il n’y a rien d’autre à saisir que le vide ?
Et voilà qu’avec le Christ, ces nuits sombres ne sont plus des difficultés, mais deviennent un défi et un appel : « Avance au large », car il y a de la vie ! Dieu ne demande pas la performance, il ne nous demande pas de faire de la quantité, il nous demande un acte de confiance, d’abandon, de lâcher prise, même si cela semble complètement inutile et absurde aux premiers abords… Il nous demande d’avancer vers le large, vers les profondeurs de notre existence, au plus intime de nous-mêmes, là où il peut nous rejoindre, pour que nos nuits ne restent pas stériles et que la grâce puisse agir en nous (1 Cor 15,9). Jésus nous demande de jeter les filets du côté sombre de notre vie, du côté de nos fragilités, et de ne plus compter sur nos seules forces et nos capacités, mais d’avoir un brin de confiance en lui et d’oser le risque. Car le seul risque avec le Christ est de recevoir en abondance.
Oserons-nous avancer en eaux profondes sur les rives de notre existence ? Car, même si notre quotidien pourra toujours avoir des relents de poisson pas frais, cela sentira surtout bon la vie, avec déjà un parfum de Résurrection. Amen.