« Si la colère t’a fait crier justice pour tous… »
Fou de colère, fou de rage
Mort de colère, mort de rage…puis se lever !
Dans le langage philosophique et théologique, la justice est considérée comme une vertu ; et je ne dirai certainement pas le contraire. Elle est appelée « vertu cardinale » c’est-à-dire, elle constitue la charnière ou le pivot de toute activité humaine ; elle est donc incontournable. Elle est magnifiée par les philosophes, les artistes, etc. Elle est tellement importante qu’elle se trouve dans la voûte de la « chambre des signatures » de Raphaël au palais apostolique du Vatican et se situe au-dessus des autres vertus. Elle est aussi symbolisée par une figure féminine, allez savoir pourquoi ! Par ailleurs, on connaît le sens d’une clé de voûte et son rôle extraordinaire dans une construction : sans elle, l’édifice croule comme un château de sable au bord de la Méditerranée. La justice serait donc le pilier qui soutient l’action humaine. Aristote la considère comme « la vertu par excellence » et lui consacre l’intégralité du livre V de l’Éthique à Nicomaque. C’est la seule et unique vertu pour laquelle le Stagirite n’a pas établi de juste milieu, selon lui, on ne peut pas être plus ou moins juste ; soit on est juste, soit on est injuste. La justice est le fait de donner à chacun son dû au-delà de ses mérites, elle se diffère de la proportionnalité.
Par contre, la colère a souvent été considérée comme une passion qu’il convient de dompter par la raison ; c’est une rupture d’équilibre. Néanmoins, certains poètes et littérateurs, tels que : Georges Sand, Victor Hugo, Léo Ferré, célèbrent la passion comme quelque chose de divin qui élève l’humain au-dessus de l’humanité. Fourier considère que l’attraction passionnelle doit jouer dans le monde social le même rôle que la gravitation dans le monde physique. « Rien de grand ne s’est fait dans le monde sans passion » nous dira Hegel. Ceci dit, une passion comme la colère n’est rien d’autre qu’une fissure dans les rouages de notre monde et qui fait hurler : « Justice pour tous ».
Quand la bien-pensance s’applique à reléguer les passions dans le camp des antivaleurs et de la déraison, des voix s’élèvent pour dire que les passions sont utiles et qu’il y a une « sainte colère ». Celle qui dénonce avec force les essais médicaux sur des continents défavorisés, celle qui dénonce la vente des armes et le financement des guerres et autres activités inhumaines orchestrées dans le dessein de piller les richesses des autres, celle qui dénonce la faim et la misère dans le monde. Des voix qui s’élèvent pour que des canons se taisent, des voix qui éveillent des consciences endormies et crient en faveur de la sauvegarde de la planète. Cette colère est d’utilité sociale, elle est juste car elle crie haro sur les antivaleurs de l’injustice et de la haine, véritables cancers de l’humanité. En ce sens, la colère n’est point un péché capital ; elle est indignation contre le mal, elle est dénuée de méchanceté délibérée ou voulue pour elle-même. La colère n’est pas synonyme de violence.
Néanmoins, on peut se demander s’il existe un modèle de transition ou de transformation sociale qui peut s’accomplir de manière totalement pacifique. À cela, Sophie Dady répond par la négative dans sa thèse : Le mythe de la transition pacifique. Aujourd’hui, ce qui nous fait violence et nous secoue, c’est un assaillant invisible qui met à nu l’injustice sociale. Cet ennemi imperceptible à l’œil nu, entre par effraction dans notre humanité, comme un voleur entre dans une bijouterie, et peu à peu, nous subtilise un à un, les joyaux que nous possédons. Il nous musèle (en témoigne les masques que nous portons) il nous ligote pour nous immobiliser (nous sommes confinés) et nous ravage. Violence d’un voleur dont chacun se passerait bien mais qui nous dévoile notre misère et montre nos limites. Cette forme de violence suffit, je pense, pour aiguiser notre conscience à tous les niveaux.
Contre l’injustice, il faut parfois un coup de colère pour chasser les marchands du temple. Cette colère passe par la musique, la littérature, la philosophie et surtout l’humour.
En 2014, j’étais à Rome en train de préparer ma lectio coram en philosophie quand soudain j’ai eu l’idée d’aller écouter les traditionnels vœux à la nation de Médiapart. Cette fois-ci, ce n’était pas le flamboyant Stéphane Hessel qui les formulait, mais bien Ariane Mnouchkine à travers la voix d’Edwy Plenel. Cette dame à la verve florissante écrit ceci :
« Je nous souhaite d’abord une fuite périlleuse et ensuite un immense chantier. D’abord fuir la peste de cette tristesse gluante, que par tombereaux entiers, tous les jours, on déverse sur nous, cette vase venimeuse, faite de haine de soi, de haine de l’autre, de méfiance de tout le monde, de ressentiments passifs et contagieux, d’amertumes stériles, de hargnes persécutoires. Fuir l’incrédulité ricanante, enflée de sa propre importance, fuir les triomphants prophètes de l’échec inévitable, fuir les pleureurs et vestales d’un passé avorté à jamais et barrant tout futur ».
Fuite de la haine de soi et de l’autre, fuite de tout ce qui opprime l’homme afin de le restituer à l’état naturel de sa liberté et de sa bonté. Cette libération est œuvre de justice. Le cri de Madame Mnouchkine est un cri de colère, mais aussi d’espérance en invitant chacun à se mettre en chantier. La justice passe à travers cette fuite courageuse de la méfiance et du ressentiment pour reconnaître à chacun sa dignité due et son droit de vivre. Hurler pour réclamer la justice n’est pas indigne de l’esprit.
Si la colère t’a fait crier
Justice pour tous
Tu auras le cœur blessé
Alors tu pourras lutter
Avec les opprimés.
Si la colère t’a fait crier justice pour tous, alors tu pourras vraiment lutter avec les opprimés et travailler à restaurer l’humanité meurtrie en ton prochain.
Je voudrais terminer ce billet en paraphrasant le poète Léon-Gontran Damas, en disant, que l’ACTE de s’indigner pour plus de justice est beau comme une rose que l’humanité entière assiégée à l’aube, attend de voir s’épanouir les pétales. Il résonne comme un besoin de changer d’air et il est fort comme l’accent aigu d’un appel dans la longue nuit de notre humanité.
Rodney Barlathier