Si la souffrance t’a fait pleurer…

         L’humanité se souviendra, pendant longtemps j’espère, des chaudes larmes versées par des médecins et infirmières face à la souffrance rencontrée en cette période si particulière de notre histoire. Quant à moi, l’image qui reste imprimée sur ma rétine, tel le négatif d’une pellicule photographique, c’est celle d’une infirmière italienne d’un hôpital de Bergame, pleurant devant la caméra des journalistes. La souffrance est immense et personne ne peut y être indifférent…quoi qu’on en dise, la souffrance nous fait pleurer. Le vœu le plus cher et peut-être le plus naturel de l’humain est d’avoir un corps exempt de douleur et de souffrance ; en témoignent ces mots de Lucrèce : « Ô misérables esprits des hommes, ô cœurs aveugles ! Dans quelles ténèbres, parmi quels dangers, se consume ce peu d’instants qu’est la vie ! Comment ne pas entendre le cri de la nature, qui ne réclame rien d’autre qu’un corps exempt de douleur, un esprit heureux, libre d’inquiétude et de crainte ? »[1] Tantôt épicurien, tantôt stoïque, mais profondément naturiste ; Lucrèce pense que pour dissiper les terreurs, la souffrance et les ténèbres de l’esprit, l’humain doit s’adonner à une étude rationnelle de la nature. Avec ce traité, l’auteur se pose en précurseur de la pharmacologie et de la guérison par les plantes.

         Au-delà de son ingéniosité et de son penchant pour la nature, ce qui est très intéressant dans sa pensée c’est la reconnaissance du caractère scandaleux de la souffrance dans la vie de l’homme. Un scandale dont on ne peut s’échapper malgré nos progrès scientifiques. Cette souffrance est la même dans tous les corps : bruns, jaunes noirs, blancs ; riches, moyennement riches, pauvres. Croyants ou athées, clercs ou laïcs. Car, « la brûlure des fièvres ne délivre pas plus vite notre corps, que nous nous agitions sur des tapis brodés, sur la pourpre écarlate, ou qu’il nous faille coucher sur un lit plébéien. Puisque les trésors, la gloire, la position sociale et les mérites ne sont pour notre corps d’aucun secours ».[2]

         Du coup, que nous reste-t-il face à la souffrance ? Peut-être le pouvoir des mots, la puissance de la Parole ! Le verbe qui jaillit spontanément et transcende l’espace d’un instant, verbe par lequel les hommes ont si souvent bouleversé la fatalité du temps ; feu ardent des mots qui cautérise nos blessures et apaise les mourants dont les paupières se referment à jamais sur notre monde ! Certains disent oui, d’autres sont contre, et dans une certaine mesure, je suis de ceux-ci. Je me rappelle avec affection un dialogue de Platon intitulé : Axiochos. Il met en scène Socrate qui a été appelé au chevet d’un mourant (Axiochos) pour lui tenir un discours visant à amenuiser sa souffrance et le persuader à partir en paix. Suite à sa prestation littéraire à quatre sous, Axiochos lui inflige cette réplique : 

« Ces habiles discours que tu me débites s’inspirent de propos à la mode ; ce ne sont que des bavardages accommodés à l’usage des jeunes gens. Mais moi, ce qui m’afflige, c’est d’être privés des biens attachés à la vie, quand bien même tu me bercerais de discours persuasifs, Socrate. Mon intelligence n’y entend rien, faute de s’être laissé séduire par le charme de tes discours qui n’effleurent même pas la surface de ma peau. Même si ces propos sont exprimés avec pompe et éclat, ils manquent de vérité. La souffrance ne supporte pas les artifices de la parole ; elle ne se satisfait que des discours qui peuvent toucher l’âme ».[3]

         Le bavardage dans la souffrance est une prose qui assèche l’âme, qui tarit l’imagination et empêche, parfois, de lever le regard vers l’éternité. Souvent il m’arrive de me taire au chevet d’un souffrant ou d’un mourant, ils ont rarement besoin de parole, mais toujours de présence. La souffrance révèle ce que la vie a d’insignifiant et d’indispensable à la fois. L’indispensable étant ce désir d’immortalité jeté en nos cœurs comme une semence qui nous élève autant qu’elle nous ronge et qui nous fait crier : « Souviens-toi de moi quand tu viendras dans ton Royaume ». Phrase poignante d’un mourant dont l’histoire nous est contée dans l’un des livres le plus vendu du monde, phrase qui ne nécessite, en guise de réponse, ni littérature ni philosophie. La réponse de son divin interlocuteur est à la hauteur de l’espérance du condamné: « Aujourd’hui, tu seras avec moi dans mon royaume ». Vis-à-vis de la souffrance, il arrive de ne pouvoir proposer que la perspective métaphysique. La foi nous donne de croire en la résurrection. Nous sommes arrachés à cette vie, certes, mais tout n’est pas fini.

Si la souffrance t’a fait pleurer
Des larmes de sang
Tu auras les yeux lavés
Alors tu pourras prier
Avec ton frère en croix.

Des yeux lavés de larmes face à tant de souffrances, des yeux irrités, rougis, déformés par la tristesse et le chagrin. Mais des yeux écarquillés à la vision de la lumière de la résurrection. Souffrance qui fait pleurer, souffrance qui rend solidaire avec la croix d’autrui, souffrance invitant à l’action et à l’engagement…aujourd’hui.

Que la résurrection du Christ jette une lumière nouvelle sur les souffrances que nous endurons.

La résurrection…est…peut-être le remède ultime à la souffrance et à la mort…au-delà de la vertu des plantes (Lucrèce) et des discours philosophiques (Socrate).

Joyeuses Pâques 2020 !

Rodney Barlathier


[1] Cfr. Lucrèce, De la nature, Livre II

[2] Ibidem

[3] Platon, Axiochos, in Œuvres Complètes, Paris, Flammarion 2008, p. 99.

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