Au IVe siècle avant notre ère, surgit à Corinthe un homme dont la manière de vivre tranchait avec les us et coutumes de son époque, son nom est Diogène de Sinope. Plusieurs anecdotes témoignent de son désintérêt pour les richesses et les conventions sociales. Il n’hésitait pas à mendier auprès des statues pour «s’habituer au refus», signe de la parcimonie et du mépris de ses contemporains pour les clochards. Et cela d’autant plus que la plupart des clochards, marqués du signe de la misère, ne répondaient guère au canon esthétique grec. Au cœur de cette exclusion sociale des miséreux et des citoyens esthétiquement ratés, Diogène arpente les cités dans le dénuement, vêtu d’un simple manteau, pourvu d’un bâton, d’une besace et d’une écuelle ; en quête de quelques gestes de générosité. Mais nombre de ses concitoyens changeaient de trottoir en l’apercevant, comme on le fait aujourd’hui, soit par peur, soit parce que le malheureux est le miroir de notre fragilité, soit par sentiment de supériorité. Face à l’évitement social, Diogène se montra lui-même généreux, il abandonna son écuelle après avoir vu un enfant buvant à la fontaine dans ses mains. Ah ! Les pauvres sont souvent les plus spontanés dans la générosité.
Diogène préconisait une vie simple, plus proche de la nature, avec un idéal d’égalité, afin que chaque citoyen ait de quoi subvenir à ses besoins. Cet idéal de bonheur était loin de se réaliser, « les jours heureux » ou le revenu universel de base n’était guère à l’ordre du jour dans la plus grande démocratie de l’époque. Était-ce pour cela que Diogène, parcourant la ville avec sa lanterne disait : «Je cherche un homme» ? Dans le marasme économique, quand la misère torture, quand de nombreuses familles outrepassent le confinement pour aller faire la file très tôt le matin, aux portes des Services Sociaux pour avoir un colis alimentaire, l’envie de chercher l’homme en plein midi avec une lanterne, n’est pas une folie. Je cherche un homme, car la solution à la misère se trouve en nos mains. Je cherche un homme, car le Dieu interventionniste, « Deus ex machina » est mort avec Nietzsche. Et pourtant, l’homme (entendons l’humain) est présent dans cette femme qui revient du supermarché et qui amène du sucre et du café pour mettre dans les colis alimentaires, l’homme est présent chez les bénévoles qui viennent préparer et distribuer les colis, l’homme est présent chez le restaurateur qui prépare des centaines de plats à distribuer ; la liste est longue.
La misère fait chercher aux nuits de la faim. Elle fait sortir de chez soi malgré le risque de se contaminer…car mourir de faim ou mourir du virus, c’est mourir quand même. Somme toute, ne vaut-il pas mieux de crever pour une raison au lieu de vivre sans raison ? C’est le raisonnement de cette mère de famille, « fame coacta », poussée par la faim, comme dit Phèdre dans sa fable De vulpe et uva traduite par Jean de la Fontaine : Le renard et les raisins.
Si la misère t’a fait chercher
aux nuits de la faim, ( bis)
tu auras le cœur ouvert.
Alors tu pourras donner
le pain de pauvreté.
Viktor Frankl raconte qu’au cœur de la déshumanisation dans les camps de la mort, il a su se donner des raisons de vivre et trouver dans le malheur un sens à sa vie afin de pouvoir résister, d’où la logothérapie. Il témoigne avec force que le dernier acte d’humanité qui lui restait était de pouvoir donner son pain, son unique pain, à un autre prisonnier.
« Tu auras le cœur ouvert, alors pourras donner le pain de pauvreté ».
Comme quoi, partager son pain, poser un geste généreux, être solidaire est sûrement le plus grand signe de la civilisation.
Cela me rappelle l’histoire de Margaret Mead, anthropologue américaine, à qui un étudiant a demandé ce qu’elle pensait être le premier signe de civilisation dans une culture. L’étudiant s’attendait à ce que Mead parle de constructions, d’arts, de la capacité réflexive, etc. Mais ce n’était pas le cas. Mead a dit que le premier signe de civilisation dans une culture était un fémur cassé puis guéri. Elle a expliqué que dans le royaume animal si tu te casses la jambe, tu meurs. Tu ne peux pas fuir le danger, ni aller à la rivière boire ou chercher de la nourriture. C’est n’être plus que chair pour bêtes prédatrices. Aucun animal ne survit à une jambe cassée assez longtemps pour que l’os guérisse. Un fémur cassé qui est guéri est la preuve que quelqu’un a pris le temps d’être avec celui qui est tombé, a bandé sa blessure, l’a emmené dans un endroit sûr et l’a aidé à se remettre.
Mead a dit qu’aider quelqu’un d’autre dans les difficultés est le point où la civilisation commence.
« Donner le pain de pauvreté », c’est-à-dire, être généreux même dans l’indigence, comme la veuve de l’évangile, est un signe de civilisation ! Puissions-nous devenir les sentinelles d’une nouvelle civilisation.
Rodney BARLATHIER